Lucky Luke contre Pinkerton. Quand la bande dessinée devient politique.

Publié le par labandedessinee.over-blog.com

Lucky Luke contre Pinkerton est le 4ème opus de la série à paraître depuis le décès de son créateur Morris en 2001. Prolonger la vie d'un héros de papier n'est pas une mince tâche, surtout lorsqu'il s'agit d'un des plus grands héros de l'Ouest américain. Pour relever ce défi les éditions Dargaud ont fait appel à deux nouveaux scénaristes, Daniel Pennac et Tonino Benacquista, tous les deux romanciers. Après avoir confier le scénario de l'après Morris à l'humoriste Laurent Gerra, c'est donc avec beaucoup d'audace que Dargaud gère l'avenir de Lucky Luke, et comme nous le verrons par la suite ces deux nouveaux venus apportent un regard assez intéressant sur la vie de l'éternel cow-boy solitaire. Pour le dessin c'est toujours Achdé qui en a la charge pour notre plus grand bonheur.

 

Reprenant les codes de la série, les nouveaux scénaristes ont cherché dans les archives de l'Ouest américain un personnage haut en couleur pour lui faire croiser le chemin de Lucky Luke. Ce personnage est Allan Pinkerton (1819-1884), d'abord shériff à Chicago, il démissionnera pour fonder son agence de détective privé, l'agence Pinkerton, et finira par travailler dans le renseignement militaire pour le compte du président Lincoln durant la guerre de sécession. C'est cette seconde vie de Pinkerton que les auteurs retracent dans cet album où la réalité s'entremêle avec la fiction.

 

Pinkerton arrive avec de nouvelles méthodes de travail, plus scientifique pour empêcher les crimes et délits. Peu à peu il s'affirme comme le nouveau justicier de l'Ouest après avoir gagné la confiance de Lincoln en déjouant le complot de Baltimore. Lucky Luke doit alors  céder sa place pour goûter à une retraite amère. Persuader que ce complot est un faux Lucky Luke attend l'heure de sa revanche qui coïncidera avec la libération des frères Dalton.

 

La surveillance et le fichage constituent le thème principal de ce nouvel album. Comment ne pas en voir une critique acerbe de la politique actuelle qui autorise au nom de la traque de la délinquance toutes les dérives et négations de la vie privé, où les citoyens sont encouragés à la délation faute de quoi ils sont accusés d'encourager les délinquants, où la justice doit se soumettre à la politique du chiffre. C'est donc un Lucky Luke politique que les auteurs nous livrent, un Lucky Luke soumit au même maux que nos sociétés contemporaines.

 

Choisissons un hebdomadaire satirique, le Canard Enchainé, pour évaluer la conscience politique et l'actualité du scénario de Pennac et Benacquista. Et pour éviter d'être accusé de sectarisme ouvrons le numéro de l'hebdomadaire en presse la semaine de parution du nouvel album de notre cow-boy solitaire. Notre attention est attirée par un article de Didier Hassoux, "les pandores ne veulent pas se faire piquer leur fichier", qui nous apprend que la gendarmerie nationale doit détruire un fichier hors la loi, avant le 24 octobre, à la suite d'un amendement de la loi liberté et informatique. L'attachement que la gendarmerie porte à ses fiches manuscrites, le fichier alphabétique numérique (Far), à l'ère du tout numérique, nous rappelle celui de Pinkerton. Nous devons les comprendre, avoir consenti un tel effort pour rassembler une telle collection et devoir s'en séparer, la détruire est un véritable gâchis. Un tel fichier pourrait servir dans le futur, et nul besoin d'être un délinquant pour faire partis des nominés. Une nouvelle fois, comment ne pas établir de rapprochement avec notre Pinkerton dont le principe l'oblige à considérer "qu'en tout honnête personne sommeille une canaille, la suspicion doit devenir une priorité nationale"; nous voyons que la gendarmerie nationale s'est appropriée ce principe. Nous apprenons ainsi qu'une bonne moitié de la population y est recensé, c'est que le gendarme ne s'embarrasse pas de critère d'inscription pour enrichir le Far, tout est bon, tout est accepté. Dès qu' "un individu prend une prune pour défaut de ceinture de sécurité, par exemple, le double du PV est annexé au Far. Un mauvais coucheur vient poser une énième  main courante contre le voisin d'en face: sa visite à la brigade est recensée. Le bistrotier d'à côté ferme boutique: l'évènement est consigné". Achdé réussi à dépeindre cette dérive du fichage, du flicage, une sorte de Far west. Une planche nous montre les agents de Pinkerton, dans des positions parfois inconfortables mais toujours très humoristique. Des agents tous habillés identiquement, la redingote figure l'uniforme, le chapeau melon remplace le képi; des agents prêt à tout pour glaner de nouvelles informations qui viendront enrichir leur fichier déjà dense. Ainsi un agent se retrouve coincé sous un lit, il y notera un mari volage (qui n'est pas forcément un mari voleur), un autre relève la fermeture d'un saloon. La parodie devient réalité. C'est à ce prix qu'ils assurent notre surveillance, regarder sous votre lit, dans vos placards, quelques surprises pourrez vous y attendre à vous aussi (même si la surveillance d'aujourd'hui est surtout informatique avec Hadopi).

 

Autre problématique abordée par Pennac et Benacquista; problématique qui découle de cette surveillance tout azimut est la surpopulation carcérale. Le pénitentier des frères Dalton accueille de nouveaux résidents, tous victimes du mauvais usage des fiches de Pinkerton. Après des procès expéditifs au cours desquels l'accusé, présumé innocent, ne peut organiser convenablement sa défense, une ancienne procédure de l'ouest qui ressemble à notre comparution immédiate. Avec ces nouvelles arrivées les nuisances s'accentuent à l'intérieur des cellules, même les Dalton ne supportent plus cette promiscuité. Heureusement le pénitentier expérimente des libérations anticipées pour réduire cette surpopulation, les Dalton vont en bénéficier et reprendre ce qu'ils savent le mieux faire, voler, se venger...Les Dalton en action les fans adoreront.

 

D'autres thèmes tous liés à la manipulation de l'information sont aussi présents. Pinkerton aime créer des rumeurs, aussitôt relayées par une presse en mal de scoop, qui ne prend pas toujours la peine de vérifier ses sources dans un monde qui va trop vite; un monde dans lequel les une se succèdent, les premiers de la classe d'un jour glissent dans l'oubli, leur bonne action appartenant directement au passé. Lucky Luke n'échappera pas à ce phénomène, peu importe ces bon et loyaux services il est poussé à la retraite par Pinkerton plus visible, en apparence plus efficace.

 

Ce que le scénario gagne en conscience politique il le perd en humour. Ce n'est pas que l'humour soit absent mais Pennac et Benacquista adoptent un humour plus élaboré, un humour auquel les enfants seront moins sensibles. Par exemple, Jolly Jumper demandant à son cow-boy ce qu'il attend pour arrêter des faux monnayeurs...une dévaluation; un braqueur ramenant des faux billets alors si on ne peut plus faire confiance à son banquier où allons nous (l'affaire société générale se réveille à notre souvenir). Et plusieurs autres du même genre. En revanche les enfants, comme les adultes, seront ravi par l'action, attaque de train, de diligence, la lutte entre Lucky Luke et Pinkerton, et pour finir la libération des Dalton, dont la bêtise reste légendaire. Tout cela servi par un excellent Achdé qui s'affirme et marche dans les pas de Morris tant son dessin se hisse au rang du maître. C'est donc un bon cru pour ce Lucky Luke 2010 qui satisfera grand et petit en raison de ses multiples grilles de lecture.

 

http://www.mediapart.fr/files/Dominique%20Bry/Lucky_Luke_contre_Pinkerton.jpg

Edition Lucky Comics (Dargaud)

En librairie le 15 octobre 2010

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article